samedi 17 octobre 2009

Fracafrique et Madagascar

Presque entièrement non-violente (y compris dans la “reconquête de l’île, menée bien davantage par la négociation que par la puissance de feu), la « révolution démocratique » malgache du premier semestre 2002 représente, osons le dire, un grand moment de l’histoire humaine : une dictature prête à tout a dû finalement capituler devant un peuple - et non une foule inconstante - longtemps muni des seules “armes” de l’esprit. En même temps, cette surrection populaire touchait au cœur le système néocolonial “françafricain”, ce qui explique pourquoi ont été déchaînées contre elle tant de propagande et de diplomatie hostiles, jusqu’à une tentative mercenaire avortée.

Madagascar n’a cessé de se montrer rétive aux avatars de la domination française. À la fin du XIXe siècle, les résistances ont duré plus d’une décennie après l’invasion coloniale. Elles ont repris après la première guerre mondiale et n’ont guère cessé jusqu’à l’insurrection indépendantiste de 1947 qui connût l’une des pires répressions coloniales (plus de 80 000 morts). Après l’indépendance, une série de mouvements populaires ont bousculé les régimes en place. Arrivé au pouvoir à l’issue de la révolution estudiantine et paysanne de 1972, l’officier de marine Didier Ratsiraka, formé par l’armée française, n’a cessé de renforcer ses accommodements puis ses compromissions avec la Françafrique. Il en est devenu un initié et un favori - comme deux de ses collègues “marxistes”, le Béninois Kérékou et le Congolais Sassou Nguesso. Tous trois, évincés par la poussée démocratique et par les urnes (furtivement préservées des ingérences françafricaines), ont été ramenés au pouvoir par la manipulation politique, la fraude électorale ou la guerre civile. Et Ratsiraka s’est mis en tête d’imiter Sassou dans la mise en coupe réglée de son pays.

Son clan et les réseaux françafricains étaient mêlés aux trafics de pierres précieuses, au racket sur les carburants, à la mafia du transport routier, aux monopoles d’importation, aux manipulations de la monnaie, des droits de douane et des circuits de franchise douanière. Hors les diamants, Madagascar recèle parmi les plus belles pierres au monde - des saphirs notamment. Elles arrivaient en Asie sans jamais d’attestation de sortie... Les sociétés de transport aérien de la famille Ratsiraka facilitaient beaucoup la chose.

Sous Ratsiraka, le réseau routier praticable est passé de 30 000 à 5 000 km. Il s’agissait de favoriser une mafia de gros transporteurs équipés de camions tout-terrain. « Le sabotage des routes nationales est une affaire très lucrative, explique un économiste français. L’an dernier, des collecteurs et des industriels sont arrivés [du port] de Toamasina dans les zones rurales de l’est du pays pour acheter le produit des récoltes. Ils avaient pris soin de faire sauter les ponts derrière eux pour éviter la concurrence d’autres transporteurs comme certaines coopératives agricoles. Les paysans n’ont alors pas eu d’autre choix que de leur vendre leurs produits à des prix cassés [...]. Une fois la transaction accomplie, les collecteurs appellent directement les travaux publics pour la réfection rapide des ponts [... et] repartent pour revendre la récolte. » « Plusieurs coopérants européens qui travaillaient ces dernières années à la réfection du réseau routier sur ces axes sensibles ont été menacés de mort, voire assassinés », conclut l’intervieweur Gilles Labarthe .

Il faudrait encore parler des intérêts du groupe de distribution réunionnais Bourbon, dirigé par un supporteur de Ratsiraka, Jacques de Châteauvieux. Ses magasins Score et Cora étaient les seuls ouverts lors de l’opération “ville morte” du 5 février 2002 dans la capitale. Il faut dire que ce groupe puissant, et d’autres importateurs, se sont sentis directement visés par le développement des sociétés malgaches de Marc Ravalomanana, élu Président le 16 décembre 2001...

Cette élection n’avait pas été assez verrouillée face à l’exceptionnelle mobilisation de la société malgache : trop d’injustice, de corruption, de misère. Ravalomanana, entrepreneur agroalimentaire et maire de la capitale, est apparu comme le vecteur possible du changement : c’était l’un des très rares à « produire malgache » et il payait convenablement aux paysans le lait de ses yaourts ; luttant contre la gabegie des finances d’Antananarivo, il y avait restauré l’investissement et l’entretien publics. Devant le raz-de-marée des bulletins en sa faveur, le régime a rajouté 1 600 bureaux de vote fictifs aux 14 910 initiaux, et fait glisser à 46 % le score de Ravalomanana - en refusant obstinément tout nouveau décompte des bordereaux de résultats, attestés par une nuée de scrutateurs et d’observateurs.

Il est impossible ici de résumer les péripéties de la contestation électorale qui s’en est suivie. Le mouvement civique et populaire qui, hors biais frauduleux, avait donné une nette majorité à Ravalomanana était sûr de l’élection de ce dernier dès le premier tour. Les Ratsirakistes et la Françafrique voulaient un second tour, mieux “géré”. Alors que toute l’armée obéissait encore à Ratsiraka, des centaines de milliers de gens se sont mis à stationner jour et nuit dans les rues de la capitale pour défendre leur choix et protéger « leur » président. Y compris des septuagénaires ou de jeunes mères. Parfois sous des pluies torrentielles. Un réseau de barricades bloquait l’accès à la vieille ville. Quand les généraux projetaient d’attaquer, leurs femmes ou leurs filles les appelaient sur leurs portables : « Nous sommes sur ces barricades. »

En face, le régime organisait la sécession des provinces côtières et le blocus de la capitale, tout en caressant le projet d’une épuration “ethnique” des villes contrôlées par les sécessionnistes. Ses commandos et miliciens pourchassaient et parfois torturaient les partisans de Ravalomanana. Pour imposer un second tour de rattrapage, la Françafrique élyséenne et socialiste mobilisait le cortège des dictateurs africains amis. Ceux-ci s’activaient d’autant plus que le précédent malgache est susceptible de s’appliquer à chacun de leurs scrutins truqués. Renommée pour la férocité de sa répression, la junte algérienne fournissait un concours en hommes et matériel au camarade Ratsiraka.

Malgré ses attaches françafricaines, le président sénégalais Abdoulaye Wade, réellement élu, était suffisamment conscient du poids de la volonté populaire pour se désolidariser de ses pairs. Il les a apostrophés lors de la réunion fondatrice de l’Union africaine, le 9 juillet : « Combien d’entre vous ne tripatouillent pas les suffrages pour se maintenir indéfiniment au pouvoir par la seule grâce du fusil, de la violence et autres coups d’État ? » On lui a coupé la parole.

Plus étonnant - pour ceux du moins qui croient que les médias français sont libres quand ils parlent d’Afrique -, le combat pour la démocratie livré par les Malgaches a été en France l’objet d’une dé(sin)formation considérable, réduit à une querelle d’egos entre deux rivaux insoucieux de leur peuple. L’AFP, Le Monde, Libération et RFI ont répété ce refrain à satiété, tandis que TF1 faisait carrément la publicité de Ratsiraka. Plusieurs appels humanitaires, aux donateurs généreux ou au show biz, déguisaient en fait la mise sur un pied d’égalité des « deux parties ». Un vieux truc des Services : « Tous pareils, circulez, il n’y a rien de politique à voir en Afrique ».

La persévérance de la mobilisation civique a payé. L’armée a rallié progressivement Ravalomanana, un envol de mercenaires français stoppé à mi-chemin (sur fond de divergences stratégiques au sein de la Chiraquie) a achevé de déconsidérer Ratsiraka. Le nouveau Président a été reconnu par plusieurs pays européens et les Etats-Unis, et la France n’a pu que suivre, in extremis. Tout reste à construire et reconstruire à Madagascar. Mais il ne sera plus dit que la fraude électorale des dictateurs africains est une fatalité : la décolonisation se passe d’abord dans les têtes.

François-Xavier Verschave, janvier 2003

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